Un nouvel élan pour la Compagnie de Jésus
Le « pape noir », c'est l'autre nom, peu officiel, que l'on donne au préposé général des jésuites, celui à qui ses pairs confient un mandat à vie. Du moins en théorie. Car l'actuel titulaire, le Néerlandais Peter-Hans Kolvenbach, ordonné prêtre dans le rite arménien et porté à la tête de la Compagnie en 1983, vient de remettre, à l'âge de 80 ans, sa démission au pape Benoît XVI. Qui l'a acceptée après l'avoir une première fois refusée. Et c'est pourquoi, en janvier 2008, 225 jésuites du monde entier sont allés à Rome pour participer à la 35e congrégation générale de la Compagnie qui devait élire le prochain supérieur.L'enjeu était de taille. Nombre des membres de l'ordre l'admettent : la Compagnie a besoin de prendre un nouvel élan. « Avec la démission du P. Kolvenbach, un cycle s'achève », résume le P. Thierry Lamboley, 45 ans, délégué de la province de France pour cette congrégation.
La théologie « de la libération »
Un cycle inauguré il y a presque un demi-siècle. A l'époque, les jésuites s'engagent de plain-pied dans la mise en œuvre du concile Vatican II (1962-1965) sous l'impulsion d'un énergique supérieur, l'Espagnol Pedro Arrupe, missionnaire au Japon. Erigeant la justice sociale et le combat contre la pauvreté au rang de priorités pour la Compagnie, celui-ci fait l'objet de mises en garde répétées de Paul VI, puis de Jean-Paul II : entre témoignage évangélique et combat politique, voire lutte armée, les papes successifs redoutent le mélange des genres. Spécialement en Amérique latine, où la théologie dite « de la libération » remporte un certain succès dans les rangs de l'Eglise. Pour le Vatican, il est urgent d'endiguer cette vague de confusion qui n'épargne pas l'ordre des jésuites.
Une période d'apaisement et de consensus
C'est alors qu'à l'été 1981, le P. Pedro Arrupe est victime d'un accident vasculaire cérébral qui le laisse paralysé jusqu'à sa mort, deux ans plus tard. Mesure inédite, Jean-Paul II impose à la Compagnie un administrateur, le futur cardinal Paolo Dezza, une forte personnalité qui s'emploie aussitôt à apaiser la situation. « Il a fait tomber une à une les accusations portées contre les jésuites en Amérique latine », se souvient le P. Jean-Noël Aletti, professeur à l'Institut biblique pontifical. En 1983, la 33e congrégation générale élit comme nouveau préposé le P. Kolvenbach. Pendant un quart de siècle, cet homme dépeint comme consensuel aura à cœur de restaurer la confiance avec le pape, dans l'esprit du quatrième vœu que prononcent les jésuites : l'obéissance au Saint-Père.
S'ils ont su rétablir des liens de confiance avec le pape, les jésuites doivent faire face à bien d'autres difficultés. En France, par exemple. Certes, ceux qu'on appelait jadis les « Bons pères » restent très présents dans le paysage spirituel d'un pays où saint Ignace jeta les bases de la Compagnie, en 1540. Présents dans les aumôneries des grandes écoles et dans l'enseignement supérieur, avec le réputé Centre Sèvres, à Paris, ils éditent des revues intellectuelles de qualité :Etudes, Projets... Et leur influence ne se dément pas auprès de divers mouvements chrétiens (MCC, MEJ...) ou de la Communauté vie chrétienne. Pasteurs inventifs, les « jèzes » n'hésitent pas à investir les nouvelles technologies en ouvrant un centre spirituel sur le Net : X (je ne nommerai pas le nom : la publicité est interdite sur ce forum).
Des rangs qui se clairsèment
Pourtant, s'ils savent accompagner la modernité, les jésuites n'en voient pas moins leurs rangs se clairsemer et vieillir, avec une moyenne d'âge qui approche, en France, les 70 ans. « Notre spiritualité connaît un plein renouveau, mais les vocations ne suivent pas », soupire le P. Jean-Noël Aletti. Avec au mieux quatre ou cinq novices par an dans notre pays, le temps est loin où l'on ordonnait chaque année, au sortir de la Seconde Guerre, des dizaines de prêtres dans la Compagnie. La province de France fournissait alors à l'Eglise quelques-uns des plus grands penseurs, dont la figure emblématique reste le P. Henri de Lubac (1896-1991).
La confiance du pape
Hors d'Europe pourtant, l'ordre est encore promis à un bel avenir. Ses rangs ne cessent de croître en Amérique latine, en Afrique et surtout en Inde. Au Viêtnam, on compte 130 candidats au noviciat ! Pour ces infatigables missionnaires, la mondialisation est une aubaine. Ils trouvent là un terrain privilégié pour déployer leurs savoir-faire : de la présence auprès des plus pauvres à l'enseignement au travers d'un vaste réseau de collèges et d'universités. A Bogota, la « Javeriana » fournit à la Colombie une partie de ses élites. A Washington, la célèbre université de Georgetown compte parmi ses anciens élèves un certain Bill Clinton.
D'ailleurs, Benoît XVI ne s'y est pas trompé. Sensible aux atouts de la Compagnie, notamment au plan intellectuel, il lui a confié une mission capitale à ses yeux : le dialogue avec les cultures séculières. Après un pontificat de Jean-Paul II marqué par l'influence grandissante de communautés, comme l'Opus Dei et les Légionnaires du Christ, aux options plus conservatrices, cette marque de confiance accordée par son successeur au Vatican est significative. « Le théologien Ratzinger a sans doute une meilleure connaissance de ce que les jésuites sont capables de faire dans leur domaine », interprète l'historien Dominique Avon.
Retrouver la liberté de ton caractéristique de l'ordre
« Nous aurons un pape noir de transition », pronostique, à Rome, le P. Jean-Noël Aletti. Le minimum requis pour être élu ? « Avoir une solide expérience d'administrateur, une connaissance universelle de la Compagnie et des rouages de l'Eglise, parler plusieurs langues... Evidemment, l'appui du pape sera un atout non négligeable. »
Mais encore ? « Etre un décideur capable d'insuffler de nouveaux élans à la Compagnie : dans le domaine social, dans la réflexion sur la globalisation et la pauvreté », ajoute le P. Olivier de Fontmagne. « Et redonner à notre ordre sa liberté de ton caractéristique... au service du pape et de l'Eglise. »